L’humanité peut-elle s’éloigner de la nature ?
L’humanité se définit par son appartenance non au règne de la nature mais à celui de la culture. Elle semble ainsi destinée à s’éloigner de la détermination naturelle. Cependant, si la nature définit ce qui existe indépendamment de l’activité humaine, elle semble conditionner cette activité même, à la fois dans la mesure où l’homme est un être vivant, et parce qu’elle offre la matière de ses projets. L’homme peut-il alors s’éloigner de la nature ? D’un côté, l’humanité semble avoir vocation à se défaire progressivement de sa dépendance à l’égard de la nature afin de vivre selon ses propres choix et ses propres lois. D’un autre côté, les hommes sont des êtres vivants dont il semble aussi absurde que dangereux de nier l’appartenance à la nature. Si le propre de l’humanité semble être de s’éloigner progressivement de la nature en s’affranchissant de la soumission à ses lois, les hommes peuvent-ils nier leur appartenance à la nature ?
A) Non seulement l’humanité semble pouvoir se détacher de la nature, mais c’est un objectif qui a pu être considéré comme sa destination la plus élevée.
1. L’humanité n’est pas entièrement déterminée par la nature : elle peut donc modifier sa propre nature. L'indétermination, qui fait de l’homme l’être le plus faible de la nature d’un point de vue physique, le prédispose à la culture. Rousseau fait ainsi de la perfectibilité le propre de l’homme. L’homme ne se distingue par aucune propriété naturelle, mais par l’aptitude à développer en fonction des circonstances toutes ses facultés. Par son travail et l’activité de sa raison, à mesure qu’il acquiert des savoirs et des savoir-faire, il se libère de la contrainte naturelle, modifie la nature et sa propre nature afin d’engendrer un monde conforme à ses désirs. Son évolution n’est donc pas définie par la nature, mais résulte de son action.
2. Ce n’est d’ailleurs pas l’appartenance à la nature qui permet de définir l’humanité, mais la pensée libre. Descartes a montré que notre corps appartient certes à la nature mais que l’esprit, qui définit l’identité de l’homme, en est absolument indépendant. Il se définit en effet non comme matière, c'est-à-dire substance étendue, mais comme substance pensante. Ainsi, dans la mesure où il pense, l’homme est fondamentalement extérieur à la nature et indifférent à ses lois. La liberté est l’essence même de l’homme. Son identité n’est pas une nature, donnée, mais le fruit de l’exercice de son libre arbitre. Ainsi, l’homme peut se déterminer lui-même par ses propres choix. Il peut aussi choisir de modifier le monde qui l'entoure.
3. Vaincre la nature par la connaissance de ses lois peut apparaître comme une destination. Bacon et Descartes établissent un programme visant à permettre, par la connaissance des lois universelles de la matière, de produire des effets qui correspondent à nos fins. Toutes les inventions humaines à la fois se tirent de la connaissance de la nature, et servent à dominer la nature, en lui substituant un monde d'artifices. Ainsi, l'homme accède à un bien-être inédit. Son environnement et ses conditions de vie ne lui sont plus imposés par la nature, mais relèvent de ses propres choix.
L'accomplissement de l’humanité semble l'arracher à la dépendance de la nature. Pourtant, ce projet ne repose-t-il pas sur une confiance entière en la disponibilité, la stabilité et la permanence de la nature ?
B) Le programme d’arrachement à la nature semble fondé sur une illusion concernant la définition de l’humanité. Or l’homme ne peut pas nier absolument son appartenance à la nature sans menacer sa propre existence.
1. Le corps ne définit pas l’homme de façon accidentelle mais contribue à la formation de son identité. L’arrachement à la nature suppose de définir l’homme par son seul esprit. Or l’homme est un être vivant, fini, soumis à sa nature biologique. Sa vie ne dépend pas de lui, il n’en connaît pas la durée. Le corps humain emprunte matière et énergie au milieu extérieur afin de se maintenir et se développer. Il ne peut donc se libérer de ses besoins vitaux. Le choix d’agir à l’encontre de ces besoins est certes disponible, mais au péril de la vie. L’humanité ne peut pas ne dépendre que d’elle-même.
2. Le projet de s’arracher à la contrainte naturelle grâce à la maîtrise et l’exploitation de la nature n’est envisageable que tant que la nature rend possible son accomplissement. En effet, l’éloignement de la nature est permis par l’exploitation de la nature. Il repose sur une relation de dépendance que l’épuisement actuel des ressources met en lumière. Confrontés aux effets globaux de leurs actions sur l’environnement, les hommes prennent alors conscience de leur dépendance à l’égard de la nature. Paradoxalement, le moment où leur puissance est telle qu’elle menace la nature est celui où ils doivent humblement reconnaître qu’ils en ont besoin et, plus encore, qu'ils lui appartiennent.
3. Les illusions d’un tel projet se manifestent également dans le domaine moral. Au moment où les puissances européennes ont cru incarner l’idéal de civilisation qu’elles avaient formé pour l’homme, leur propre comportement à l’égard des autres peuples remettait ironiquement en cause cette croyance. La barbarie d’une humanité inhumaine car incapable de reconnaître son semblable a été analysée par Claude Levi-Strauss, qui identifie une logique à l'œuvre dans les diverses formes historiques qu'elle a pu prendre.
L’humanité doit renoncer au projet d’arrachement à la nature en fonction duquel précisément elle avait fixé la distinction de l’homme et de la nature. Pourtant, l’homme n’adhère pas complètement à la nature. Dès lors, quelle gestion engageant sa relation à la nature peut-elle apparaître légitime ?
C) L’humanité a la possibilité de déterminer le lien qui l’unit à la nature, et sa place au sein de la nature.
1. L’homme est responsable de la relation qui l’unit à son environnement. Prétendre appartenir complètement à la nature serait une illusion tout aussi dangereuse que de croire pouvoir s’en affranchir totalement. En effet, si toutes les actions humaines sont l’effet de sa nature, elles ne peuvent ni être choisies ni être évitées. Il en résulte que la responsabilité ne peut en être imputée à l’homme, puisque son comportement est considéré alors comme relevant de la nécessité biologique. Or, les développements des civilisations en général sont imputables aux sociétés humaines. Plus particulièrement, l’anthropocène, qui désigne l’époque géologique où le système terre dans son ensemble est déterminé par l’action de l’homme, ne saurait être expliqué par une approche naturaliste qui consisterait à en admettre l’existence de manière fataliste. Comme l’analyse Hans Jonas, face au constat que notre action sur l’environnement constitue désormais une menace pour l’avenir à la fois de la nature et des générations à venir, nous avons l’obligation de prendre en charge la relation qui nous unit à notre environnement.
2. L’humanité peut former différents types de liens avec la nature, mais non pas s’éloigner radicalement de la nature. Le travail des anthropologues a montré que différentes manières d’habiter le monde sont pratiquées par les peuples. Descola montre que le naturalisme, qui désigne la conception occidentale du monde, opposant l’homme à la nature, n’est qu’une possibilité parmi d’autres. L’animisme en est une autre, qui conçoit l’homme comme l’un des membres d’une communauté beaucoup plus large qui englobe des non-humains. Les peuples animistes ne vivent pas à l’état naturel, mais conçoivent leur intégration à l’environnement de façon beaucoup plus harmonieuse que le naturalisme. Ils nous apprennent qu’il est possible d’améliorer à la fois la vie de l’homme et l’environnement.
3. Le pilotage harmonieux des possibilités offertes par la nature constitue dans cette optique une fin légitime pour l’humanité. L’homme n’est pas un animal qui adhère complètement à sa propre nature. Il n’est immédiatement déterminé ni par son instinct, ni par les lois universelles qui régissent la matière. Il est capable de réflexion et d’autodétermination. Cela n’introduit pas pour autant une relation d’opposition vis-à-vis de la nature : il peut se servir de ses ressources propres afin de concevoir une meilleure intégration à son milieu. Cet objectif donne une nouvelle direction au progrès de l’exercice de ses facultés comme de la science. Il s’agit non pas de renoncer à la connaissance de la nature et à la technique, mais de cesser de les diriger contre la nature, dont l'homme s'éloignerait de ce fait. Bien au contraire, il convient d’œuvrer avec les possibilités offertes par la nature, afin de mieux vivre avec la nature.
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